COOPERER : opportunité, utopie ou menace?
De la mutualisation au changement d’échelle… la coopération en marche dans l’ESS
Coopérer a toujours été inscrit dans l’ADN de l’Economie Sociale et Solidaire et la solidarité entre les parties prenantes a fondé de tout temps son action, si l’on se réfère à ses modalités de gouvernance, et plus récemment aux projets hybrides et aux nouveaux modèles économiques d’alliances fondés sur les coopérations entre acteurs divers. Les réseaux, fédérations, unions, collectifs… ont posé des bases structurelles pour les nouvelles formes de coopération. Le concept de coopération a émergé progressivement, a fait l’objet de modélisation, souvent autour du levier principal de la dimension économique : coopérer permettrait de faire des économies. Pourtant, il serait extrêmement réducteur de limiter l’impact des rapprochements à leurs seuls impacts économiques.
C’est dans un contexte d’aggravation du déficit public et d’accroissement de la demande sociale que l’incitation des partenaires et financeurs s’est faite plus explicite en faveur des regroupements d’acteurs et d’une réduction du nombre d’interlocuteurs associatifs. D’autre part, la présence ou le développement de nouveaux acteurs, les « gros porteurs », font parfois du rapprochement une condition de survie pour les petites structures.
La lame de fond traverse l’ESS (en 2012, l’Enquête Emploi menée par l’Observatoire et l’Unifaf a estimé qu’au moins une association sur cinq était engagée dans de tels projets). Si les chiffres peuvent varier d’un secteur à l’autre, il est clair que la thématique des coopérations est en forte émergence. Fusion ou mutualisation envisagée, préparée, engagée, effective, parfois même « digérée » avant de passer au rapprochement suivant !
Un nouveau concept s’est récemment invité dans le débat sur ce profond mouvement de transformation de l’ESS : celui de changement d’échelle **. Les rapprochements /fusions y sont identifiés comme l’une des formes structurelles du changement d’échelle, s’inscrivant dans une stratégie d’expansion de l’entreprise sociale visant à maximiser son impact social. La coopération passe alors ici d’un statut de mode d’action opérationnelle à celui de principe structurant de la stratégie et de l’organisation.
Le dispositif législatif et réglementaire précise les règles des rapprochements et inscrit la coopération au rang des pratiques installées et encadrées du secteur de l’ESS. Ainsi l’article 9 du 31 juillet 2014 complété par le décret n° 2015-832 du 7 juillet 2015* précise le cadre spécifique des fusions ou regroupements dans l’ESS. Un calendrier précis est fixé, pour respecter les délais de consultation des parties prenantes (CA, AG, IRP, grand public). Ainsi il est impossible de raccourcir le délai du processus de fusion à moins de 6 mois, entre l’identification du projet de fusion jusqu’au début de sa mise en œuvre opérationnelle.
Sur un plan plus global, le processus de régionalisation (Loi NOTRE) réorganise les centres de décisions à l’échelle de régions – elles-mêmes récemment regroupées -, instituant ainsi une distance augmentée vis-à-vis des départements, principaux point d’ancrage de la proximité.
La régulation et les modes de financement du secteur associatif, délaissant de plus en plus fréquemment les subventions de fonctionnement au profit d’une quasi systématisation des appels à projet, accélère le processus de regroupements pour la proposition de réponses communes, supposées mieux calibrées et plus pertinentes. Certains y déploreront le passage d’une logique de besoins à une logique de moyens, avec pour corollaire un appauvrissement de l’offre : les fusions aboutissent parfois à un alignement des spécificités de chaque structure. Les partenaires a contrario y gagnent à coup sûr en simplification et en efficacité du pilotage.
Se regrouper dans une logique performative, pour faire face à une contraction des financements, pour échanger sur les pratiques, pour pallier une pénurie de personnel ou de bénévoles, pour améliorer les parcours des usagers, pour être plus fort ensemble… les motivations sont toutes légitimes, multiples et souvent cumulatives. L’efficience de la démarche et les résultats à moyen terme sont vérifiés dans la plupart des cas. Il convient toutefois d’évaluer aussi bien les économies d’échelle que les surcoûts engendrés par la nouvelle structure (coordination, déplacements…). Une question préalable est impérative : qu’est-ce que chaque structure impliquée et, in fine, l’usager, vont perdre et que vont-ils gagner dans cette coopération ?
*décret n° 2015-832 du 7 juillet 2015
** Synthèse sur le changement d’échelle et la maximisation de l’impact des entreprises sociales, Union Européenne et OCDE, septembre 2016
Un processus complexe et chaque fois singulier, des méthodes et des outils pour guider et surmonter les embûches
Le chemin de la coopération n’est pas un long fleuve tranquille. Chaque rapprochement est un processus singulier et complexe, puisqu’il impacte toutes les composantes de la vie des associations concernées : projet, gouvernance, stratégie, ressources, organisation, ressources humaines et matérielles, partenariats, communication… Et surtout, il est, selon les cas, porté ou freiné par des parties prenantes qui n’ont pas toujours une vision globale des enjeux et du schéma cible, ni du chemin à parcourir.
Des méthodologies de déploiement, des outils d’analyse et de pilotage existent pour aider les associations entrant en coopération.
La première étape consiste en la définition du projet commun : se rapprocher demain pour faire quoi ensemble ? En référence à quelles valeurs et quels principes d’action ? Cette première étape est structurante et déterminante pour la suite du processus de rapprochement. Il semble essentiel d’associer à cette définition du projet commun l’ensemble des parties prenantes, ou, a minima, une représentation de leur diversité. Paradoxalement, l’expérience montre que ce préalable fondateur est parfois oublié et le process s’enclenche d’emblée sur la question juridique ou économique.
D’après une étude du CNAR menée auprès de 40 associations ayant fusionné, les temps de préparation sont souvent sous-estimés, les disparités économiques sous-évaluées, mais avec un recul de plusieurs années, le gain en visibilité et en solidité est tangible.
D’autres études montrent que les processus de rapprochement réussis sont ceux qui ont pris le temps de la préparation bien en amont pour anticiper les transformations.
Il est en effet essentiel de laisser le temps de la maturation et de l’appropriation. Les dirigeants des associations qui se regroupent ont souvent tendance à porter seul le projet, souvent loin devant… La réflexion collective doit être orchestrée par un comité de pilotage composé des instances dirigeantes. Puis elle s’élaborera dans des groupes de travail mixtes, associant bénévoles et salariés des différentes structures en regroupement. Les thématiques devant impérativement être traitées sont les suivantes : projet, gouvernance stratégie, modèle économique, organisation, ressources humaines et matérielles, partenariats, communication. Pour les têtes de réseau, le périmètre de la coopération suppose de la part des adhérents un cadrage des objectifs visés : coopérer pour porter une voix collective, partager des outils ou pour mutualiser les ressources ?
Un réseau du réemploi (recycleries/ et ressourceries) en Ile-de-France a ainsi défini son projet de coopération autour de 4 actions communes : la création d’une plateforme logistique partagée, un site internet vitrine, la mutualisation de la fonction comptable et la dynamisation des lieux de vente par des actions marketing conçues collectivement.
Voici quelques exemples d’outils* facilitant les travaux des comités de pilotage et des groupes de travail :
– liste des 10 questions à poser en CA avant d’entrer en coopération, pour embarquer les administrateurs dans la réflexion et poser un premier état des lieux
– matrice de maturité* face au rapprochement, pour évaluer le chemin à parcourir
– audit de la gouvernance de chaque structure, pour identifier les pratiques respectives, repérer les écarts et les points à harmoniser
– cartographie des activités et des compétences des salariés et des bénévoles, pour connaître précisément les ressources disponibles, les doublons et les carences pour la future structure**.
– grille des impacts RH : mobilité, doublons/licenciements, rémunérations (négociation collective), contrats de travail, règles sur le temps de travail, les congés, les conditions de travail…
**Exemple de tableau d’analyse des compétences disponibles :
Un exemple de diagnostic des écarts : deux structures intervenant sur la valorisation des initiatives en milieu rural projettent de fusionner, sous l’incitation du Ministère de l’Agriculture. Les travaux préparatoires ont mis en lumière des décalages significatifs en termes de…
– situations financières (état des budgets et modalités de gestion des fonds propres),
– niveaux de rémunération des salariés et de modes de management, de la quasi-cogestion à un management autoritaire
– gestion et pratiques en matière de ressources humaines (une structure ayant adopté une convention collective, l’autre pas).
Pourtant, en dépit de ces freins, le processus de fusion est bien engagé, accompagné par un intervenant extérieur garant de la neutralité et du respect de l’équilibre entre les structures. Avec un regret : la méconnaissance mutuelle initiale, source de nombreux points de crispation qui auraient pu être atténués avec un temps de préparation plus important.
Des juristes et des experts comptables réalisent des évaluations préalables sur la situation financière, fiscale, juridique et sociale de chaque structure. Ils repèrent les écarts et les points qui seront à harmoniser, redéfinir ou négocier.
C’est seulement à l’issue de ces analyses qu’un scénario de rapprochement apparaissant comme le plus pertinent en fonction du projet commun pourra être proposé : convention de partenariat, groupement d’employeurs, apport partiel d’actifs, fusion absorption (et qui absorbe qui ?), fusion création, mandat de gestion… ?
Un scénario progressif, en 2 étapes, est parfois préféré, lorsque tous les acteurs ne sont pas prêts à s’engager d’emblée dans une transformation structurelle radicale comme la fusion. Ainsi, deux associations de soutien scolaire fonctionnant selon des modalités très différentes (service gratuit ou payant, soutien assuré par des bénévoles ou par des salariés), ont choisi d’entrer en coopération en deux temps : tout d’abord une phase d’un an pendant laquelle locaux et intervenants seront en partie mutualisés, puis une seconde étape instituant la fusion si la pertinence et la faisabilité en sont confirmées. Cette phase préalable au cours de laquelle les acteurs apprennent à se connaître, à se rassurer sur les pratiques de l’autre structure, à tester et ajuster leurs modes d’agir ensemble, semble être un schéma à encourager si le calendrier le permet.
Un processus multi acteurs qu’il est préférable d’accompagner
S’appuyer sur des compétences d’experts et des expériences d’autres structures ayant effectué un rapprochement semble impératif. Trois raisons militent en ce sens :
– une technicité du processus à laquelle se heurte vite la simple bonne volonté « d’y aller »,
– le besoin de neutralité et d’équilibre entre les structures qu’un intervenant extérieur aura beaucoup plus de facilité à garantir. Une instance interne, fût-elle collégiale, peut être rapidement suspectée de « tirer la couverture à elle »,
– un calendrier à respecter, un rythme à imprimer que les seuls acteurs internes des structures peineront à imposer.
Pour couvrir l’ensemble des thématiques (organisationnelle et managériale, économique, juridique et comptable), les expériences de co-interventions d’experts ont démontré leur efficacité : un consultant en conduite du changement + un juriste + un expert comptable. Il s’agit de vérifier, par ces regards croisés, la faisabilité, la compatibilité entre structures et la pertinence du rapprochement. Une seule composante bloquante, et le processus se grippe rapidement.
A l’épreuve des faits : 3 constats, en guise de points de vigilance,
…nourris de notre expérience des processus de coopération :
– un calendrier parfois différent selon les acteurs, et quelquefois imposé par des contraintes externes. Maîtriser le calendrier, c’est un peu aussi maîtriser le processus dans son ensemble.
– un leader, des challengers, des suiveurs : voici le schéma qui se dessine fréquemment parmi les acteurs. L’intervenant externe veillera à ce que le leader n’impose pas autocratiquement sa vision, et que les suiveurs soient parfaitement éclairés sur les conséquences du rapprochement avant la validation finale.
– des injonctions plus ou moins explicites de la part des financeurs. Agir en anticipation, avant que le modèle de rapprochement ne soit imposé aux structures, prendre le temps d’analyser les meilleures options, semble être la configuration idéale. Inventer un modèle spécifique de coopération, co-construit et en adéquation avec les attentes et contraintes des structures est un gage de succès. A défaut, des processus déployés « au forceps » provoquent des coopérations bancales avec de nombreuses démissions à la clé.
Conclusion : la coopération est-elle une utopie, une opportunité ou une menace ?
Notre expérience nous porte à avancer que cette utopie selon laquelle « 1 + 1 = 3 » peut trouver une consistance. En tout état de cause, la coopération est souvent une opportunité qu’il vaut mieux anticiper que subir et chacune des parties prenantes peut en retirer un avantage : en dépassant un seuil critique lui offrant une meilleure visibilité, atteindre des ambitions plus grandes, avec un niveau de qualité accru et à coût marginal décroissant. Et surtout, renforcer la pérennité de son action.
Cependant, la coopération est un processus à risque avec de forts enjeux collectifs et individuels, un exercice délicat qui exige ténacité, rigueur, diplomatie, respect et ouverture d’esprit. Il est essentiel de garder à l’esprit que dans toute coopération, l’on renonce à quelque chose : accès permanent à une ressource, à un nom, une action, un territoire, un partenariat, et à titre personnel pour les acteurs bénévoles et salariés, une partie de son propre territoire… Impliquer les parties prenantes dans le processus de changement et analyser objectivement tous les impacts sont donc les conditions sine qua non d’un aboutissement harmonieux et pérenne. Les coopérations qui fonctionnent sont celles qui sont équilibrées dans un schéma qui s’avère in fine gagnant-gagnant, et qui sont portées par un noyau d’acteurs fortement engagés sachant évoluer. Un profil typiquement Economie Sociale et Solidaire !
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* références sur les rapprochements de structures : 10 structures du REFER, 2 CIDFF Hauts-de-Seine, 5 CIDFF de l’UR CIDFF Centre, 4 Réseaux de santé du Loiret, 2 x 2 CLIC de Seine-et-Marne, 7 CSAPA de Franche-Comté, 4 AREP de Bretagne, 7 structures du Village Documentaire de Lussas – Ardèche, 2 associations d’animation socio-culturelle et soutien scolaire des Hauts-de-Seine, un FAM et une MAS des Côtes d’Armor, 2 associations d’Aide à domicile du Loiret, 2 ONG de solidarité internationale Enfance, 5 clubs de Prévention spécialisée des Hauts-de-Seine, 2 en Essonne + 3 accompagnements collectifs (92, 77 et Ile-de-France).